Dans le Proche-Orient de 2003, les juifs, les chrétiens et les musulmans n’ont guère de sujets d’entente, semble-t-il. Il en est cependant un sur lequel ils sont tous d’accord: Abraham est bien le père de ces trois traditions religieuses, et le fondateur du monothéisme. Rejetant le culte des idoles et le polythéisme, il est le premier homme à concevoir un Dieu unique, un Dieu qui est toujours présent, qui ne cesse de veiller sur Sa création. Comme l’expliquent les auteurs d’un ouvrage sur la Bible: « Au XVIIIe siècle av. J.-C., dans le sud de l’Irak actuel... un homme du nom d’Abram, chef d’une tribu nomade — des Tziganes du désert, en quelque sorte — adopta un concept de Dieu radicalement nouveau. Ce dieu, qu’il appelait Yahvé, parlait avec lui. Spontanément, Abram croyait ce que lui disait Yahvé et agissait selon Ses commandements. » The Reforming Power of the Scriptures, Mary Trammell et William Dawley, p. 5.
Le plus frappant, dans ce commentaire, c’est peut-être qu’Abraham agissait en suivant son intuition. A la différence de Moïse, qui vécut quelque 500 ans plus tard, Abram — comme il s’appelait alors — n’eut pas de buisson ardent pour le convaincre de l’autorité de Dieu. Il n’entendit pas une voix tonnant du haut des cieux ni ne dut apporter des tablettes de pierre à sa famille pour leur prouver que le Dieu « invisible » désirait qu’il Le serve désormais — et qu’il Le serve sincèrement, fidèlement et sans réserve.
Si la vie d’Abraham est à ce point exemplaire — à commencer par sa réponse à « l’appel » de Dieu, qui lui demandait de partir avec sa famille et ses serviteurs, en laissant derrière lui tout ce qui lui était familier — c’est parce qu’il obéit aux directives divines, sans même savoir ce qui l’attendait. Selon le livre de la Genèse: « L’Éternel dit à Abram: Va-t-en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai. » (12:1)
Abraham partit effectivement, et Dieu lui donna deux fils pour le récompenser de son obéissance. La relation entre Abraham et Dieu connut son baptême du feu quand Abraham se crut obligé de sacrifier son fils « au pays de Morija ». (Gen. 22:1) C’est à partir de cet épisode que des siècles d’histoire et d’interprétation, ainsi que d’importantes reconstitutions de la part des trois religions, ont concouru à faire d’Abraham un homme d’une détermination inébranlable, une figure d’une extraordinaire complexité, dont l’héritage s’accompagne de luttes fratricides stupéfiantes.
Aujourd’hui, la terre qui a vu naître le monothéisme — l’Irak actuel — pourrait être le théâtre d’une guerre. Dans un récent livre, l’auteur Bruce Feiler décrit la région et en explique l’importance: « Toute l’histoire ancienne du Proche-Orient s’est déroulée sur une étroite bande de terre baignée par les eaux, surnommée le Croissant fertile. En sa partie supérieure, entre le Tigre et l’Euphrate, s’étendait la Mésopotamie [l’actuel Irak], où régnèrent les empires sumérien, babylonien et assyrien. En sa partie inférieure se développa la civilisation des pharaons, dans l’Égypte ancienne arrosée par le Nil... La partie centrale du Croissant fertile — le Liban, la Syrie, Israël et les Territoires palestiniens actuels — représentait le cœur stratégique de la région; il était l’objet de toutes les convoitises...
« L’histoire d’Abraham, telle qu’elle est relatée dans la Genèse, est l’illustration presque parfaite de ces conflits. C’est l’histoire de la lutte pour la conquête de la Terre promise, une lutte pour la fertilité dans le berceau de la fertilité. » Abraham: A Journey to the Heart of Three Faiths, (Willam Morrow and Company, 2002), p. 60.
Les exégèses des trois religions s’accordent à dire qu’Abraham avait deux fils. (Après la mort de sa femme Sara, qui survint bien plus tard, Abraham se remaria et eut six autres enfants; mais ses deux premiers fils furent les protagonistes de cette saga familiale tumultueuse.) Le premier fils, Ismaël, eut pour mère Agar, qui était une esclave. Par la suite, Sara donna naissance à Isaac. Elle avait alors 90 ans, et Abraham 100 ans. Jalouse d’Ismaël et d’Agar, Sara persuada Abraham de les abandonner dans le désert, ce qu’il fit. Ainsi naquit la dissension entre les enfants d’Abraham — dissension qui perdure aujourd’hui encore.
Comme des frères et sœurs dans toute famille, les chrétiens, les juifs et les musulmans ont un certain nombre de choses en commun qui les lient à jamais. En dehors d’une origine commune, chaque religion revendique la plus grande part d’amour d’Abraham. Mais en affirmant avoir la première place dans le cœur de ce père qui aimait tous ses enfants pareillement, ils en excluent par là même les autres membres de la famille. Cet exclusivisme, qui a fait son chemin au sein des trois religions, est dû aux centaines d’interprétations dont ont fait l’objet les récits bibliques — certaines étant communes aux trois religions.
La mission d’Abraham revêt un sens différent dans l’enseignement de chacune des religions en fonction du point de vue qu’elles adoptent. Alors que, selon le judaïsme et le christianisme, c’est Isaac (le second fils d’Abraham) qui était destiné au sacrifice, les textes sacrés des musulmans mentionnent que c’est Ismaël, le fils d’Agar, qui, en tant que « fils aimé », devait être emmené au pays de Morija afin d’y être sacrifié. Selon l’enseignement du Coran, il n’était pas question de « lier » l’enfant, comme l’indique la tradition hébraïque (Abraham enveloppe son fils dans des vêtements sacrificiels), mais de le présenter en « offrande » — Ismaël participant lui-même aux préparatifs de son propre sacrifice. Chacune de ces interprétations conforte ce que ces différentes religions considèrent comme essentiel dans la relation d’Abraham à Dieu, et par conséquent son importance aux yeux de ses descendants.
Aujourd’hui, alors que chrétiens, musulmans et juifs se débattent avec des questions difficiles concernant cette région — en se demandant ce qu’il est juste de faire (ou de ne pas faire) et en s’efforçant de reconnaître qui sont leurs ennemis, qui sont leurs alliés — l’exemple d’Abraham en tant que personnage unificateur devient plus que jamais indispensable. Nombre d’entre nous font face à une situation mondiale où règnent la confusion, la peur et une ignorance séculaire de la façon dont vivent nos frères et sœurs dans de lointains pays. Mais cette ignorance n’est pas un phénomène unilatéral. De même que les plaintes de musulmans qui avaient subi des injustices à la suite du 11 septembre ont troublé les Américains, les citoyens des pays islamiques apprennent que les Américains ne ressemblent pas aux caricatures stéréotypées qui les dépeignent sous l’aspect de gens irréligieux et aliénés, ne pensant qu’à consommer.
Karim Ajania a reçu l’éducation d’un musulman et s’est converti plus tard au christianisme. Il fait l’analyse suivante: « L’islam et le christianisme ont en commun de croire en un Dieu qui est Amour et qui est Tout. Le langage humain est souvent impuissant à décrire ces points communs. Cependant, en ce qui me concerne, j’ai vécu exactement la même chose en fréquentant la mosquée puis une église chrétienne. L’amour s’exprimait [dans ces deux lieux de culte] de façon concrète et bien réelle. Les gens s’intéressaient au bien-être les uns des autres et à leur communauté. »
Nous avons demandé à Karim si le fait d’étudier le christianisme lui permettait de voir se dessiner une forme d’universalité entre les deux enseignements religieux: « Absolument, nous a-t-il répondu. En fait, c’est par mes professeurs coraniques, à la mosquée, que j’ai entendu parler pour la première fois du christianisme, quand j’étais enfant. Ils prenaient grand soin de mettre en évidence avec respect les racines abrahamiques de l’islam et du christianisme. Ils étaient également réceptifs aux idées universelles exprimées par Jésus et Mahomet — à l’égalité, par exemple. »
Karim pense-t-il que, malgré les différences, il est possible d’établir un pont entre l’islam, le christianisme et le judaïsme? « Le pont existe déjà entre les trois religions. Tous ceux qui connaissent un musulman, un chrétien ou un juif pratiquants pourraient le confirmer. Je ne crois pas que l’amour universel exprimé par ces trois religions ait besoin d’un pont supplémentaire.
« Par exemple, j’ai été élevé dans la foi musulmane. Ma femme, Daphnée, a reçu une éducation juive. Et le grandpère de ma belle-mère était rabbin.
« La famille de ma femme possède une agence de voyages en Israël, et nous comptons de nombreux juifs pratiquants dans la famille, certains en Israël et d’autres en Hollande (où ma bellemère s’est réfugiée durant la Seconde Guerre mondiale — c’est là qu’elle a trouvé la foi en étudiant les Écritures hébraïques). Ce sont toutes des personnes pleines d’amour. Nous sommes chrétiens, mais nous fêtons aussi bien Hanoukka que Noël pour tenir compte de la partie juive de la famille.
« Vous voyez que je suis bien placé pour savoir que ce pont existe déjà. »
Peut-être est-ce dans sa propre pensée que chacun de nous doit faire le premier pas de la réconciliation. Barbara Brown Taylor, professeur à la faculté de Piedmont et au séminaire de Columbia, aux États-Unis, ne dit pas autre chose dans un récent article. Évoquant un changement des mentalités qu’elle a pu observer depuis les actes terroristes du 11 septembre 2001, elle écrit ceci: « Ce changement a pris tout son sens pour moi dans une expression que j’utilisais jusque-là de façon mécanique. Je la prononçais régulièrement dans mes sermons et mes conférences... Je parlais de “tradition judéochrétienne”. Maintenant, je n’emploie plus ces termes.
« Même avant le 11 septembre, je savais que cette expression posait problème. La continuité entre “judéo” et “chrétien” est un point de vue chrétien, et non juif... Quiconque souhaite justifier ce trait d’union en se basant sur des ancêtres et des textes sacrés communs en vient rapidement à une question que bien peu d’entre nous ont formulée jusqu’ici: « Où se trouve le deuxième trait d’union, celui qui relie les deux premiers termes à la branche musulmane, qui participe des mêmes traditions?...
« Un grand nombre de ceux qui étudient les liens qui nous relient ont décidé de faire tomber les traits d’union tout simplement. Nous parlons plutôt de “la tradition abrahamique”, et tout en découvrant presque autant de facteurs de division que de facteurs d’union, nous... pensons que la paix sur terre dépend de notre engagement — par rapport à ce fait et à notre foi en ce Dieu unique qui nous a transmis à tous la même vision d’un monde nouveau. » Christian Century, 11—24 septembre 2002.
Pour les enfants d’Abraham — les descendants d’Isaac et d’Ismaël — le temps de la réconciliation est venue. Les anciennes rivalités entre frères et sœurs, les manœuvres pour conquérir l’amour du patriarche, la volonté de s’approprier la meilleure part de l’héritage — d’un point de vue à la fois géographique et idéologique — tout cela doit maintenant disparaître.
Les Écritures hébraïques comme le Coran enseignent qu’à la mort d’Abraham, Isaac et Ismaël se retrouvèrent pour enterrer leur père. On ne sait rien de leur conversation ni de la façon dont ils réglèrent leurs différends. Mais l’occasion nous est donnée aujourd’hui d’écrire ce nouveau chapitre, en recherchant ce que nous avons en commun et en acceptant nos différences avec bienveillance. Le temps est venu de transmettre notre propre héritage à ce nouveau siècle: les retrouvailles des enfants d’Abraham.